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LA FRANCE ET DIEU

CHAPITRE IV





Les Révolutions



Je ne sais pas si nous devons dire heureusement ou malheureusement, mais de par son appartenance, par sa taille, et par sa position dans la vieille Europe, sans doute également par son climat tempéré et une géographie physique avantageuse, la France a souvent servi d'exemple pour de nombreux peuples. Il suffit d'ailleurs de regarder combien encore aujourd'hui, le tourisme international visite notre pays, pour percevoir sans en tirer pour cela de l'orgueil, l'intérêt qu'il symbolise dans le monde. Pour une majorité de ceux qui y recherchent des bases culturelles, leur intérêt pour l'ensemble de l'Europe est fort naturel, mais nous devons rester concrets et nous interroger pourquoi la France est-elle plus visitée que nos voisins comme l'Allemagne ou l'Angleterre ?

Après la disparition progressive de l'empire romain, et la chute qui s'en suivit pour une majorité de l'Europe, ce fut du royaume franc, et en particulier par Charlemagne, que naquirent des structures chrétiennes stables qui allaient perdurer jusqu'à nos jours sur une grande partie de l'Europe. Plus proche de nous cependant, mais non moins perceptible par nos voisins directs, ainsi qu'une grande partie du monde colonisé par cette vieille Europe, fut la révolution de 1789.

Il est en effet incontestable, " c'est la Révolution française qui devait voir formuler, pour la première fois, l'idée d'une révolution, sociale à caractère communiste, dans le cadre de la Conspiration des Egaux 1". Précurseur de tant d'autres mouvements de par le monde, elle permit la synthèse d'un certain Karl Marx, principal moteur de la révolution Soviétique de 1917. C'est pourquoi nous allons tenter de définir le contexte d'analyse de cet homme afin de nous en servir comme guide de réflexion.


1 ) Conspiration des Égaux : Conspiration dirigée par Babeuf contre le Directoire en 1796 et 1797. Le complot fut dénoncé et ses instigateurs furent guillotinés.


Contrairement à notre voisin l'Angleterre, dont la royauté avait commencé depuis plusieurs siècles de " lâcher du lest " vers une monarchie parlementaire, la monarchie française s'était enfermée dans l'absolutisme, dont Louis XIV fut l'apogée. Après la révolution, cet absolutisme régressa certes de 1790 à 1792 puis de 1815 à 1848 au profit d'une monarchie constitutionnelle, mais ne fit jamais le pas complet vers le parlementarisme qui conduit à l'évolution " Du roi souverain au peuple souverain ".

Les monarchies parlementaires sont le fruit d'une longue mutation durant laquelle le pouvoir absolu du monarque est peu à peu conquis par la bourgeoisie. Initié par celle-ci qui met en place des parlements pour limiter le pouvoir royal, ce système politique, créé en Angleterre, servit de modèle à toutes les monarchies européennes. Aujourd'hui, le roi n'a qu'un rôle plus ou moins symbolique, c'est l'émanation du pouvoir populaire qui fixe son destin.

En Angleterre, pays considéré comme le berceau du parlementarisme et la référence des monarchies parlementaires, la mutation commença dès le XIVe siècle. Des luttes incessantes et parfois violentes entre le pouvoir royal et celui du Parlement, finirent par profiter à ce dernier. Le glissement des compétences du souverain vers le peuple se fit de manière progressive, assurant ainsi la pérennité du système dans lequel le pouvoir royal est réduit à sa plus simple expression.

Cette stabilité fit de l'Angleterre l'état le plus en avance de toutes les nations européennes, en ce qui concerne la " révolution industrielle ", mais quel en fut le bénéfice pour les classes laborieuses ? De la campagne où elles vivaient mal car exploitées par des propriétaires terriens desquels elles dépendaient  directement, ces classes souffrantes étaient passées à la ville, dans un élément encore plus hostile aux pauvres. Du peu de terre dont elles tiraient préalablement un minimum de survie en cas de famines, elles étaient devenues entièrement dépendantes de celui qui leur donnait du travail dans un capitalisme naissant, plus organisé à défendre le profit que les actions sociales.

Le problème que posait la rapidité de la croissance urbaine en Angleterre fut dramatiquement souligné par une épidémie de choléra en 1832, encore que l'épidémie fût parfois tout aussi meurtrière dans les campagnes. Les nouvelles villes industrielles étaient concentrées sur de très petites surfaces, car tout le monde allait travailler à pied. En ville, la surface dont disposait chacun était fonction de sa situation économique. La très petite fraction de la population qui possédait du terrain, sans doute moins de cinq pour cent dans une ville cotonnière, occupait souvent cinquante pour cent de la superficie totale. La population laborieuse vivait là où usines, routes, canaux, puis chemins de fer, le lui permettaient.

Le résultat était sordide : au XIXe siècle, les villes n'étaient que fumées et puanteurs, et coûtaient cher en loyers et en vies humaines à leurs habitants. Une maison convenable pouvait demander à un ouvrier spécialisé le quart de son revenu, et rares étaient les familles qui ne pouvaient jamais se l'offrir. Aussi, les taudis se multiplièrent au centre des villes, " nids à corbeaux " de Londres, caves de Liverpool et Manchester, " Chine " de Merthyr Tydfil, ou encore de nouveaux types d'habitations " régionales " selon l'imagination des propriétaires et spéculateurs, depuis les logements " dos-à-dos " du Yorkshire jusqu'aux minuscules " une pièce cuisine " et aux appartements " boyaux , qui abritaient 70 pour cent des familles de Glasgow vers 1870.

Les conditions de logement étaient mauvaises, le système sanitaire pire encore. Les citadins les plus aisés pouvaient créer des commissions chargées de l'adduction d'eau, des égouts, de l'éclairage des rues et de la voirie, mais au détriment de leurs voisins plus pauvres. Bien souvent, les eaux usées d'un nouveau quartier des classes moyennes s'écoulaient dans les points d'eau qu'utilisait la population ouvrière.

Les conditions de vie y étaient très dures et très inégales, pour une grande majorité de la population, et ceci fit dire aux contemporains de Toynbee d'accord, avec Karl Marks, que jusqu'en 1848, l'industrialisation capitaliste n'avait pas amélioré la condition des classes laborieuses.

Cette progression aurait existé si la bourgeoisie anglaise avait été parfaitement intègre, et avait utilisé sa puissance à instaurer le parlementarisme, afin d'en faire profiter toutes les strates sociales. Il n'en était malheureusement pas ainsi et les classes dominantes se comportaient comme la monarchie contre laquelle elles lutaient, face aux classes laborieuses qu'elles exploitaient.

Ce fut également le cas en France ! Car chez nous, comme en toute autre partie de l'occident, les bourgeois étaient déjà actifs, riches et puissants au moyen age. Même si dans notre pays à dominante catholique, la Contre-Réforme avait étouffé la bourgeoisie pour près de deux siècles, le XVIIIe siècle s'était borné à le ranimer, en attendant sa résurrection complète au XIXe siècle. Mais le bourgeois de ce temps était un être fort divers, et il est bon d'en distinguer plusieurs types. Il y avait d'abord celui pour qui la bourgeoisie était un titre et non une fonction : le rentier, le " bourgeois de Paris " par exemple, dont l'activité économique restait nulle. Il était piquant de constater que les deux formules " vivre noblement " et vivre " bourgeoisement ", qui avaient l'air de s'opposer, signifiaient toutes deux vivre sans travailler.

Il y avait ensuite la bourgeoisie des offices, propriétaires de charges, qui constituait l'une des clientèles de la monarchie et qui était aliénée au système. Ces bourgeois, " officiers " étaient volontiers immobiles et conservateurs, engourdis dans le passé amoureux eux aussi de leurs privilèges et ils ne toléraient d'autre mouvement que celui des opinions.

Une troisième catégorie regroupait les médecins, les avocats, toutes les professions libérales. Ceux-là ne s'appuyaient qu'assez peu sur les institutions et sur l'argent. Ils se distinguaient autrement : par leur indépendance et par leurs compétences. C'est parmi eux que Diderot battit le rappel pour recruter sa " bourgeoisie encyclopédique ".

Enfin le quatrième groupe, était celui des professions commerciales : Les maîtres et les marchands, ceux qui fabriquaient et ceux qui vendaient, mais que l'on confondait le plus souvent, ne débordant pas du cadre de la petite entreprise; ceux qui produisaient sur une échelle plus vaste, et surtout les négociants, qui étaient vraiment reliés au circuit des échanges, formaient une bourgeoisie plus dynamique et déjà conquérante, mais où il ne faut voir qu'avec précaution  les ancêtres de nos capitalistes.

De ces quatre catégories bourgeoises, les deux premières étaient inactives, et seule la dernière jouait un rôle essentiel dans l'économie.

Contrairement à sa puissante homologue anglaise qui avait pu se battre seule contre la monarchie, la chance de la " faible " bourgeoisie française, fut de ne pas être seule. Si elle trouva des complicités en dépit des antagonismes, du côté des privilégiés, elle possédait ( malgré d'autres antagonismes ) une " clientèle " dans le peuple des villes.

Le monde du travail du XVIIIe siècle, n'avait effectivement pas même une rudimentaire unité, ni l'ombre d'une conscience de classe. Les moins libres parmi les ouvriers étaient les " compagnons ", que liaient les règlements de la corporation et qui vivaient sous le toit même de leur patron, dans une proximité qui devenait vite une solidarité, si non une dépendance. Les ouvriers qui travaillaient dans les manufactures des grandes villes pouvaient peut-être ébaucher, par la seule vertu de leur rassemblement, une vague conscience prolétarienne. Mais les plus indépendants et les mieux armés étaient les artisans, qui travaillaient chez eux pour le compte du marchand ou du négociant et qui faisaient quelque fois figure de petits patrons en réunissant autour d'eux quelques compagnons. L'artisan n'en était pas moins assujetti au " capitalistes " dont il dépendait à la fois pour la matière première et pour le débouché commercial. Seuls ses instruments de travail lui appartenaient en propre.

La haine et la lutte auraient été chose possible entre l'ouvrier et le bourgeois, car tandis qu'au cours du siècle s'éleva le revenu bourgeois, le pouvoir d'achat populaire ne cessa de baisser. Mais la nature et les causes d'un tel contraste l'empêchèrent de dégénérer et changèrent le conflit virtuel en un autre conflit.

Les difficultés ou les misères de l'ouvrier ne tenaient pas tant à la faiblesse du salaire qu'au prix des denrées. Pendant de longues années, le taux du salaire demeura une constante, et l'ouvrier l'oublia pour se laisser fasciner par la variable dont la montée ou la baisse commanda les vicissitudes de son existence : la courbe des prix, et en particulier celle du prix du pain. Elle était la dépense primordiale qui dévorait à elle seule la moitié du revenu ouvrier. La conséquence fut qu'on songea beaucoup moins à réclamer une augmentation du salaire (revendication qui aurait opposé l'ouvrier à son employeur bourgeois) qu'à exiger une taxation des prix, ce qui détourna la colère populaire vers l'aristocrate possesseur des terres, bénéficiaire de la rente féodale et accapareur des grains.

Le manque d'unité et de conscience collective du peuple des villes fut une aubaine pour la bourgeoisie. Ceux-là mêmes dont elle exploitait le travail devinrent paradoxalement ses alliés. L'aristocrate était ainsi devenu l'ennemi commun : ennemi du paysan qu'il dépouillait, ennemi du bourgeois dont il empêchait l'ascension et la consécration, ennemi enfin de l'ouvrier des villes, qui le rendait responsable de la flambée des prix. Si bien que le contraste était absolu entre les structures de la société, qui était toutes au service de l'aristocratie, et la dynamique sociale, où toutes les forces convergeaient, directement ou indirectement, vers une progression bourgeoise.

Contrairement à la bourgeoisie anglaise qui persévérait de longue date à faire levier de tout son poids entre les différentes classes supérieures pour se faire sa place au soleil, la bourgeoisie française fraîchement ressuscitée était confrontée sur le marché international à sa grande sœur d'outre-manche. Elle était envieuse des privilèges obtenus par celle-ci, mais n'en demeurait pas moins trop faible pour obtenir rapidement ces mêmes prérogatives.

C'est ainsi que même si la conscience bourgeoise condamnait le style de vie aristocratique pour sa stérilité, sa dépense ostentatoire, il existait aussi une conscience aristocratique pour décider que les bourgeois étaient les êtres les plus routiniers du monde, attachés à leurs traditions et à leurs préjugés, dépourvus tout à la fois d'activité, de sensibilité et d'imagination. Et lorsque le bourgeois " parvenait " ou se faisait anoblir, c'était pour interdire aussitôt à d'autres le pas qu'il venait de franchir. Nul n'était alors plus intransigeant que lui pour démontrer que l'inégalité des conditions était requise par le progrès ou l'existence même de toute société.

En 1789, afin d'arriver à ses fins, cette bourgeoisie encore trop peu puissante en elle-même, à limage de ce que dit Archimède, donnez-moi un point d'appui et je soulèverai la terre, allait prendre appui sur le peuple pour soulever la toute-puissance royale. Cet appui allait pourtant se retourner contre elle, car d'un mouvement pré révolutionnaire dans lequel les " cahiers de doléances 1 " ne revendiquaient en rien l'abolition de la royauté, cette bourgeoisie se retrouvera au premier lendemain face à une révolution populaire qu'elle aura  toutes les peines du monde à gérer en sa faveur.


1) Cahiers de doléances : Sous l'Ancien Régime, documents dans lesquels les diverses assemblées consignaient les réclamations et les vœux que leurs représentants devaient faire valoir lors des états généraux.

Le peuple qui par effet de groupe se laisse aller à justifier ses plus bas instincts envers ses persécuteurs, s’abaisse à reproduire ce qu’il condamnait chez les autres !

Du courant philosophique né d'une autre partie d'elle-même, était déjà apparu un début de conscience collective du peuple, et en particulier chez certains " sans-culottes 1" parisiens, bien que ceux-ci restèrent minoritaires en nombre par rapport à une très grande partie de la paysannerie. Cette paysannerie dont nous parle Michelet 2 lorsqu'il évoque le paysan français dans sa misère (" couché sur son fumier, pauvre Job... "), il n'avait sans doute point tort d'attirer l'attention sur la précarité du sort de la majeure partie des paysans français : ceux qui, du journalier sans terre au manœuvrier parcellaire ou au médiocre métayer, entraient dans la catégorie de ce qu'on appelle la paysannerie " consommatrice ". Pour ceux-ci, le XVIIIe siècle n'eut rien de glorieux, et la hausse des prix dont profita la paysannerie " vendeuse " pesa lourdement sur ce monde de consommateurs.


1) Sans-culottes : Révolutionnaire qui appartenait aux couches les plus populaires et qui portait à cette période un pantalon de bure à rayures.


2) Michelet : Grand Historien français (Paris 1798 - Hyères 1874).


Le courant philosophique du XVIIIe n'avait pas atteint que les  classes bourgeoises, car la noblesse désireuse à la fois de conserver les privilèges liés à l'absolutisme de la monarchie, aurait cependant aimé acquérir des droits que le parlementarisme lui aurait apportés, sans bien sûr perdre aucun de ses avantages. C'est ainsi que la Révolution fut donc le fait des " privilégiés ", noblesse et bourgeoisie, dont la conscience politique s'était aiguisée au contact de la philosophie, désormais assez proches du gouvernement pour en connaître les faiblesses et pour désirer y participer.

Jusqu'en 1788, quand se produisit le grand divorce entre les ambitions concurrentes de la noblesse et de la bourgeoisie, la lutte contre l'absolutisme furent le fait des " corps 3", soutenus à la cour par les cabales et menés devant l'opinion par le grand corps hybride des parlements, tous unis en une opposition commune au  " despotisme ministériel ", l'adversaire en principe tout-puissant, mais en fait solitaire.

Dans la lutte contre l'absolutisme, l'action des privilégiés avait trouvé un allié paradoxal dans la philosophie des Lumières 4, pourtant ennemie mortelle des " corps ". Autant qu'à la " tradition " religieuse, les philosophes étaient, en effet, opposés aux " privilèges " politiques et sociaux, " précédents ",  " traditions ", " usages ", mais surtout en tant que " distinctions" et avantages injustifiés et abusifs. Mais ils ne l'étaient pas moins au pouvoir arbitraire; et leurs déclamations, outre le climat de révolte qu'elles contribuèrent à créer, fournirent à chaque groupe les armes propres à défendre leurs intérêts particuliers. Le nombre et la puissance des privilèges étaient tels qu'aucune action partielle ne semblait plus pouvoir en réduire le nombre ou la nocivité.


3) Corps : Parties de l'État dont les membres ne sont pas élus, tel les Grands corps de l'État, Cour des comptes, administrations, justice...

4) Philosophie des Lumière : Philosophie partisane d’idées nouvelles au dix-huitième siècle, signe précurseur de la révolution de 1789.


La réorganisation indispensable ne pouvait donc venir des " corps " eux-mêmes pour lesquels l'avantage de chacun était lié à l'existence d'avantages analogues pour les autres, quels que fussent par ailleurs les jalousies et les mépris qu'ils  se portaient réciproquement. La nature même du pouvoir absolu l'empêchait de détruire ces « corps », puisque c’était par eux qu’il régnait sur l’ensemble de la population.  

Dans l'impuissance de l'autorité traditionnelle et l'impossibilité d'aboutir à un large consensus, le régime se révélait incapable de se réformer lui-même par les moyens légaux et pacifiques. Cette monarchie absolue enfoncée dans le marasme des guerres coloniales avait par ailleurs conduit les caisses de l'état au surendettement, mais était soutenue dans cette dimension par la tête de l'église qui la maintenait dans l’idolâtrie des idées-forces de l'ancienne monarchie, le droit divin était d'une certaine façon, je cite : la clef de voûte ; oint du Seigneur, roi thaumaturge, le roi est un personnage sacré, une image du père.

Comme chacun sait, cet ensemble détonant allait trouver l'étincelle qui mettrait le feu aux poudres, pour donner 1789 ; 1789 et sa révolution. Une révolution qui, pour la majorité d'aujourd'hui quelques années après leur sortie des études, ne reste qu'un vague souvenir de 14 juillet et la prise de la Bastille, a pourtant duré dix années. Dix années pendant lesquelles, au-delà de l'échec du système, d'importantes évolutions de société allaient voir le jour, et selon l'observateur donnerait différents courants d'idées de par le monde dans les générations suivantes, jusqu'à aujourd'hui.

Après la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et la destruction de la féodalité toutes deux effectuées dès 1789, la vente des biens nationaux confisqués au clergé, permit à la révolution bourgeoise par cette expropriation massive qui toucha près du dixième du territoire national, de s'attacher par des liens extrêmement forts le groupe de ceux que l'on vit, au feu des enchères en 1790 et 1791, profiter de " l'aubaine ".

Consolidation d'un côté, cassure de l'autre: la nationalisation des biens ecclésiastiques fut inséparable de la fonctionnarisation qu'entreprit la Constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790.

Dans ces mêmes jours à Paris, malgré la pluie et, l'impréparation (palliée par le travail volontaire de milliers de citoyens) et surtout le serment sans chaleur de Louis XVI, la fête de la Fédération (14 juillet 1790) fut la manifestation ultime d'une Révolution qui voulait croire encore à sa parfaite unanimité.

Par cette nouvelle Constitution civile du clergé, évêques et curés devenus fonctionnaires élus dans le cadre des nouvelles divisions administratives, durent prêter le serment civique, ce qui n’arrangea pas la cohésion. L'hostilité du pape Pie VI, sa condamnation formelle des " jureurs 1" en avril 1791, introduisit une irrémédiable faille dans un monde révolutionnaire qui s'efforçait de sauvegarder le mythe de l'unanimité nationale. Cette cassure devait, dans les mois et les années à venir, être de grande importance dans une opinion populaire dont le facteur religieux fut un élément de polarisation.


1) Jureurs : Appellation des prêtres qui, à cette époque, durent prêter serment à la Constitution civile du clergé.



Un an plus tard, la scène avait changé: ce que l'iconographie révolutionnaire nous présente à la date du 17 juillet 1791 en grinçant rappel de la Fédération, c'est la fusillade du Champ de mars. Animés par le club des Cordeliers 2, les pétitionnaires parisiens réclamaient la déchéance du roi. Bailly, maire de Paris, La Fayette, commandant la garde nationale, firent proclamer la loi martiale et tirer contre les manifestants (révolutionnaires d'un autre bord) : la cassure allait s'avérer définitive entre la révolution populaire et une certaine révolution bourgeoise.


2) Club des Cordeliers : Club révolutionnaire fondé en avril 1790 avait pour dirigeants Danton, Marat, Desmoulins, Hébert, Chaumette. Il joua un rôle décisif dans la destitution de la monarchie et disparut en mars 1794, lors de l'élimination de ses partisans par Robespierre.  


Ce qui était lancé allait faire son chemin, par la contre-révolution menée par les forces soutenant la monarchie et le clergé d'une part, et par ailleurs, par le gauchissement du processus, dans ce que nous pourrions appeler, le " dérapage inévitable " d'une manipulation envers son auteur. La bourgeoisie qui avait pris le peuple comme point d'appui, allait donc vérifier que pour soulever une charge, tout point d'appui doit être plus puissant que la charge elle-même, et générerait obligatoirement une révolution populaire si on se servait du peuple. Ce fut le cas !

Au-delà donc de la mutation qu'allait vivre cette révolution bourgeoise, le plus important pour l'histoire de France, et de beaucoup d'autres civilisations peut-être, se passa à ce moment au niveau même du peuple. D'une population qui n'avait pas encore conscience d'elle-même quelques années, voir pour certains quelques mois auparavant, le peuple allait acquérir une notion d'importance qui allait se construire par les plus motivés.

Tout le dynamisme populaire renouvelé trouva en effet dans le contexte de 1791 et 92 des cadres où s'insérer : l'essor des clubs et sociétés fraternelles couvrit alors la France d'un réseau parfois étonnamment dense de sociétés populaires. A Paris, le club des Cordeliers, où parlaient Danton et Marat, débordait, par son recrutement plus populaire, le club des Jacobins 3, qui restait, alors, plus fermé. A cette date, on peut dire que déjà toute une partie des masses urbaines les plus politisées, démystifiées, était entrée dans la lutte: ce que l'on appellera la " sans-culotterie " s'élabora donc entre ces années 1791 et 1792.


3) Club des Jacobins : Constitué d’abord à Versailles par les députés de la région, il s’installa dans le couvent des Jacobins à Paris. Privé dès lors de ses membres modérés tels La Fayette et Sieyès, cette organisation passa aux mains des révolutionnaires les plus radicaux appelés Montagnards, car siégeant sur les gradins les plus élevés, et fut dominé par la personnalité de Robespierre. Ces Montagnards, maîtres du pouvoir en 1793, imposèrent une politique de salut public appelée la TERREUR. Divisée en trois périodes principales, cette « Terreur » se solda par l'incarcération d'environ 500 000 suspects, dont 40 000 environ furent guillotinés. Elle fut la principale période politique de déchristianisation, de contrôles économiques par l’état et de la redistribution des biens des suspects aux pauvres. Dans ses dernières semaines de pouvoir, elle supprima les garanties judiciaires aux accusés, et s'acheva avec la chute de Robespierre, le 9 Thermidor (28 juillet 1794).


Dans la révolution qui nous intéresse, une manipulation autre que celle de la bourgeoisie allait dans le même temps être déjouée, celle du roi. Malgré son serment fait au peuple le 14 juillet 1790, et l'exemple qu'il avait alors de l'Angleterre, beaucoup plus en avance que la France en ce qui concerne la monarchie constitutionnelle puis parlementaire, ceci n'allait pas empêcher Louis XVI de s’entêter à régler le conflit par la manière forte. Il monta secrètement une évasion de France dans le but de reformer une armée à partir d’un grand nombre d’officiers déjà émigrés à l’étranger. Celle-ci fut stoppée à Varennes-en-Argone des 20 et 21 juin 1791, et près de deux ans après les premiers conflits, fut porteuse des premières ouvertures à l’esprit républicain.

Les piètres comportements craintifs de ce roi, plus attiré par la serrurerie que par la gestion de l'état, allaient en effet produire une inversion des motivations révolutionnaires vers la destitution de la royauté au profit de la république, ce qui jusqu’alors n’était pas même envisagé. Ces nouvelles données s’accentuèrent durant l’été 1791 par l’intervention des souverains étrangers, Empereur et roi de Prusse, qui lancèrent un appel à la coalition monarchique pour rétablir Louis XVI dans sa souveraineté.

Il donna alors dans la politique du pire, et comme pour se justifier auprès de ses assaillants il accepta une monarchie constitutionnelle, et forma en mars 1992 un gouvernement dit des Girondins à cause de l’origine d’un bon nombre d’entre eux. Le 20 avril il déclara la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, et se trouva d’autant plus justifié que les premiers engagements furent désastreux pour une armée française en pleine mutation, désorganisée par l'émigration de ses officiers.

Moins attendue, au moins dans ses formes, son ampleur et sa maturité, fut la réaction populaire à cette situation nouvelle. A demi-improvisée, la journée du 20 juin, où les manifestants parisiens envahirent sans succès les Tuileries, préluda à une mobilisation plus grave. De province arrivèrent des " sections " demandant la déchéance du roi, dont les célèbres Marseillais venus défendre la capitale et la patrie, que l'assemblée proclama    " en danger " le 11 juillet.

Ces conditions furent alors porteuses d'un aveuglement contre-révolutionnaire qui fit corps avec le général en chef des armées prussiennes et autrichiennes, Charles de Brunswick. Celui-ci lança son célèbre ultimatum le 25 juillet, menaçant de livrer Paris à une exécution militaire et à une subversion totale en cas d'atteinte à la famille de Louis XVI, ce qui fit effet inverse et produisit la chute de la royauté.

On garde souvent l'image de la prise de la Bastille comme l'image clé de la révolution prolétarienne ou encore les barricades du Faubourg Saint-Antoine. On oubli alors ce moment crucial que fut la prise de conscience du défi contre cette armée prussienne, venant d’un peuple qui avait essuyé bon nombre de défaites dans les cinquante années précédentes, dans des hostilités menées pourtant par des troupes aguerries.

En cet instant crucial où le trouble était partout, le front de la bourgeoisie révolutionnaire se scinda au contact d'un mouvement populaire. De force seconde qu'il était, le mouvement le plus populiste passa au premier plan du dynamisme révolutionnaire. Le 10 août, ceux-ci prirent d'assaut les Tuileries, désertées par la famille royale, après une meurtrière bataille contre les Suisses qui les défendaient. L'assemblée vota la suspension du roi, la réunion d'une nouvelle Constituante, une " Convention ", dont l'élection se fera au suffrage universel : Prélude symbolique à une révolution démocratique.

Il ne faut point chercher à dissocier les deux images sur lesquelles s'acheva cette phase de la Révolution: Valmy et les massacres de septembre, qui sont là comme pour démontrer que rien de réellement bon et équilibré ne peut sortir d’une révolution.  

La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, brisa l'offensive prussienne en Champagne: redressement inespéré après les premières défaites, engagement médiocre dit-on, si l'on s'en tient au nombre des morts; mais la jeune armée française à demi improvisée, sans expérience du feu, avait contraint à la retraite les redoutables troupes prussiennes; au niveau des idées-forces, c'était la Révolution qui venait de battre l'Ancien Régime européen.

Pour donner des dates, rappelons donc que le 21 septembre 1792 la monarchie est abolie, le 22 la république est proclamée.

Oh ! Il est évident qu’elle n'avait pas encore fière allure, cette république très controversée, qui était loin s'en faut comme de nos jours dans le cœur de tous les français ou presque, car elle était pour les plus pauvres, des paroles qu'ils ne comprenaient qu'à demi, quant-aux plus riches il y voyaient déjà toute la perte de leurs privilèges.

Dans le dénombrement de ses participants actifs, la Révolution resta en effet un phénomène de minorité agissante. Dans les sections de Marseille par exemple, les poussées les plus massives de participation populaire n'amenèrent jamais plus du quart des adultes masculins du quartier aux assemblées de sections, que ce soit à l'été 92 ou au printemps fédéraliste de 93. Si l'on passait au dénombrement des " militants " véritables, le groupe actif se réduirait encore plus. De cette élite révolutionnaire des physionomies commencèrent cependant à se détacher, une mentalité révolutionnaire s'esquissa, puis le fossé se combla entre les masses révolutionnaires et les héros du drame.

Dans sa majorité le peuple français n'était pas encore près d'assumer une part politique, mais une première pierre était toutefois posée, et l'important est certainement la valeur que représenta alors cette première pierre dans le cœur des plus humbles. Celle qui commença de leur faire prendre conscience de leur dimension d'homme, de " Monsieur ", qu'ils étaient tous, car tous appelés " citoyens ".

Toute progression, surtout en matière de comportement collectif, ne se fait généralement pas en un jour, et " Rien de ce qui résulte du progrès humain, ne s'obtient avec l'assentiment de tous. Ceux qui aperçoivent la lumière avant les autres sont condamnés à la poursuivre en dépit des autres " comme le disait, il me semble, Christophe Colomb et pourquoi pas Jésus, le Christ. Si une part des bourgeois était motivée seulement par leurs propres convoitises, d'autres étaient conduits par une grande sincérité, qui peut de nos jours apparaître comme puérile à certains.

L'image que donnait Mathiez du maître de forge franc-comtois Louvot, manufacturier jacobin qui emmenait ses ouvriers voter pour la Montagne au son de la clarinette, lors des élections de la Convention, trouverait sans peine nombre d'homologues. Il y eut par exemple les frères Duval, verriers de Montmirail, qui couraient à cheval les marchés à la tête de leurs ouvriers pour y taxer le grain. Cette taxation du prix des denrées et en particulier celle du pain, était l'un des thèmes majeurs de la revendication des Enragés1 de 1792, qui exprimèrent le mieux les aspirations populaires. C'est pourquoi, il ne faut pas s'en tenir à une condamnation sans équivoque de la classe bourgeoise, car beaucoup d'entre eux étaient sincères et motivés au bien de tous. Il n'en reste pas moins que les conditions d'une lutte des classes de type moderne n'étaient pas réalisées dans un monde, en bonne partie, pré-capitaliste.


1) Les Enragés : Factions de militants les plus extrémistes des sans-culottes parisiens.

Au-delà se développa, en effet au fil de la montée du dynamisme révolutionnaire jusqu'en 1794, une agressivité croissante contre les riches, à la ville comme à la campagne, jugés dans leur égoïsme lors de la « Terreur ». C’est pourquoi, nous devons nous rappeler que : « Les révolutions ne sont que des parenthèses de l'histoire, et recréent généralement après un temps plus ou moins long des systèmes proches de ceux dont elles ont précipité la chute ». Chacun dans son fanatisme, né de convoitises trop souvent justifiées à cause du mauvais comportement des plus riches, se retrouvait à reproduire ce qu’il avait combattu.

Contre-Révolution ou révolution populaire donc, cela n'a peut-être pas une réelle importance, car la conséquence est tout autre, et c'est sans doute ce qui en fait toute la valeur encore aujourd'hui de par le monde. Le peuple, le petit peuple, du moins sa partie la plus évoluée, commença de prendre conscience qu'il avait de l'importance, qu'il pesait dans la balance et aux yeux de Dieu, même s’il n’en était qu’à sa sortie d'Egypte.

Il n'avait jusque là vécu que dans l'ombre des grands qu'il idolâtrait souvent comme des gens " supérieurs ", mais il commença alors de mesurer la notion de son existence. Nous ne dirons pas pour autant que cette idolâtrie de l'homme " supérieur " n'exista plus depuis, mais elle reçut alors la première véritable flèche, car l'idée faisant son chemin, de plus en plus l'homme supérieur ne fut plus appelé qu'à gouverner et non à dominer. C'est fort heureusement ce que nous retrouvons de plus en plus, dans le stimulus de nos gouvernements actuels, mais aussi ce que nous devons en attendre pour l'avenir, sans nous contenter de " grands hommes " aux grandes " apparences ".

Ce qui changea, et ce que nous devons retenir comme étant le plus important avec le recul que nous avons, est la naissance de ce nouveau regard sur eux-mêmes que purent avoir tous ces millions d'hommes au sein du peuple dans cette époque et celles à venir.

Sans ce recul, et si nous approfondissions encore un peu, nous risquerions de tirer une synthèse identique à celle d’un certain Karl Marx sur lequel notre regard portera bientôt.

Le bon nombre des journaliers agricoles qui avaient placé toutes leurs économies dans l'achat de peu de terre, souvent même de mauvaise qualité, commencèrent de se rendre compte qu'ils étaient tombés dans un piège. Chacun avait voulu être propriétaire, et la plupart avait couru après l'indépendance et le bonheur, abandonnant le gain sûr que leur procurait leur travail chez les fermiers, mais ne trouvèrent que la misère. Pour d'autres par contre, les riches bourgeois qui s'étaient " nantis " par l'achat en abondance des terres (clergé, puis biens nationaux), on allait les retrouver sept ans plus tard, en 1799, à la veille du 18 Brumaire (9 novembre), qui allait voir le coup d'Etat d'un Bonaparte premier consul, se regrouper sous le slogan " Il me faut un roi, parce que je suis propriétaire ".

Mme de Staël le nota sans tendresse, mais non sans humour: " La grande force des chefs de l'Etat en France, c'est le goût prodigieux qu'on y a pour occuper des places [ ... ]. Tout ce qui distingue un homme d'un autre est particulièrement agréable aux Français; il n'est pas de nation à qui l'égalité convienne moins; ils l'ont proclamée pour prendre la place des anciens supérieurs; ils voulaient changer d'inégalité...".

Cette révolution qui n'en finissait pas, allait trouver en Bonaparte celui qui lui fallait pour conclure. Mais, quelle conclusion pour ceux qui allaient en analyser les résultats ! Regardons un peu !

Le bonapartisme créa en effet le pouvoir personnel, amalgame de tradition monarchique et de simulacre démocratique. Le Premier consul gouverna et régna à la façon d'un souverain éclairé qui concéda au fait accompli de la Révolution, de s'entourer de formes républicaines, mais créa ainsi une situation fort ambiguë. L’attitude progressivement monarchique de son pouvoir, le rétablissement d'une vie de cour, depuis le Consulat jusqu'à la proclamation de l'Empire héréditaire et au couronnement, tout fut bien sûr la matérialisation d'un rêve de pouvoir absolu allant jusqu'à revêtir les formes d'une domination universelle, et ressusciter des archaïsmes ; Napoléon se prenant pour un nouveau Charlemagne.

La proclamation de l'Empire et les perpétuels renforcements du pouvoir personnel furent cependant autant de moyens de consolider les acquis de la Révolution en France et de défier la Contre-Révolution européenne. Le sacre, dans cette perspective, s'interprète moins comme une mascarade autour d'un parvenu, que comme un acte politique singulièrement audacieux par lequel la Révolution allait reprendre leurs propres armes à ses adversaires.

Beaucoup de libertés furent pourtant reprises, la liberté d'expression fut brutalement réduite; dès le début de 1800, 60 journaux parisiens sur 73 sont supprimés, et les survivants ne durent pas publier d'articles « contraires au pacte social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées » et, plusieurs d'entre eux « le Moniteur » ou « le Journal des débats » furent des feuilles « inspirées » par le pouvoir impérial.

Mais Napoléon, très vite, alla beaucoup plus loin. Il tint à définir une élite sociale et politique sur une base qui ne fut ni celle de la noblesse féodale « non sur les distinctions du sang, ce qui est une noblesse imaginaire, puisqu'il n'y a qu'une seule race d'hommes, disait-il ! », ni celle de la richesse, « dont on ne peut faire un titre, de toutes les aristocraties, celle-là me semblait la pire », dira l'Empereur à Sainte-Hélène, ayant toujours tenu, ou feint de tenir, que les diverses formes de la fortune, mobilière ou immobilière, relevaient par leurs origines du vol et de la rapine.

Le génie de l'ouvrier étant néanmoins de savoir employer les matériaux qu'il a sous la main, les familles de l'ancienne noblesse y entrèrent cependant, car leurs « fortunes toutes faites » et leur influence durent être mises au service du gouvernement, qui n'était pas assez riche pour payer tout le monde.

Les fondements de l'aristocratie impériale furent donc le mérite personnel et le « service » rendu à l'Etat. C'est ainsi qu'il proclamait « Notre époque est celle du mérite; il faut laisser les fils des paysans monter par des talents et des services au premier rang... Partout où j'ai trouvé le talent et le courage, je l'ai élevé et mis à sa place. Mon principe était de tenir la carrière ouverte aux talents. » Ainsi naîtra une noblesse « historique » et  « nationale », substituant aux parchemins les « belles actions, et aux intérêts privés les intérêts de la patrie ».

Napoléon vit donc dans la création d'une aristocratie d'un type nouveau, tout comme dans l'institution d'un Empire héréditaire, non pas une réaction ou une trahison à l'égard de la Révolution, mais, au contraire, une consolidation de l'ordre nouveau. « L'institution d'une noblesse nationale n'était pas contraire à l'égalité » pour lui; elle était « éminemment libérale et propre à la fois à consolider l'ordre social et à anéantir le vain orgueil de la noblesse ». Elle était l'une de ces « masses de granit » qu'il entendait jeter sur le sol de France pour asseoir définitivement la république. Dans un mélange, qui était bien dans sa manière autoritaire, dans l'affirmation des principes et le cynisme de leur exécution, il trouva dans le tempérament des Français la justification d'une nouvelle échelle de titres : « Il leur faut des distinctions, car c'est avec des hochets qu'on mène les hommes ».

A partir de 1804 et jusqu'en 1808, c'est-à-dire de la proclamation de l'empire jusqu'au décret sur l'organisation de la noblesse impériale, la politique sociale de Napoléon se développa avec une plus grande complexité, incluant la Légion d'honneur elle-même dans un système minutieusement hiérarchisé. Au sommet : La famille de Napoléon Bonaparte. Autour d'elle, « une organisation du palais impérial conforme à la dignité du trône et à la grandeur de la nation ». Percevons : Une Cour à laquelle Napoléon assignait pour fonction, toutefois bien mal remplie, de donner le ton à la société française en offrant l'exemple, au sommet de la fusion des élites. Au premier rang des grands officiers, dix-huit maréchaux dont leur promotion signifiait à la fois, premièrement tout le prix attaché par l'Empereur aux titres acquis au champ d'honneur, et secondement l'importance qu'il accordait à l'armée comme instrument d'élévation sociale.

Lors de la création des premiers titres nobiliaires en 1807, il fit par exemple le maréchal Lefebvre, duc de Dantzig à dessein, car dit-il : « Ce maréchal avait été simple soldat, et tout le monde dans Paris l'avait connu sergent aux gardes françaises ». Le seul fait d'appartenir à la Légion d'honneur conférait le titre de chevalier, le plus bas dans l'échelle. Les services civils trouvèrent tout autant leur place et leurs récompenses, dans les quelque 1500 titulaires, chevaliers exclus, créés en huit ans : Talleyrand devint prince de Bénévent aux côtés d'un Berthier prince de Neuchâtel; Fouché fut duc d'Otrante ou Gaudin duc de Gaète parmi tant de maréchaux-ducs; aux rangs de comte et de baron, les préfets, les maires, les conseillers généraux, les hauts fonctionnaires se mêlèrent aux généraux.

C'est au niveau de l'organisation de la noblesse impériale que se situèrent les aspects les plus équivoques de la législation sociale napoléonienne. Etant très préoccupé, en effet, de mettre « sa » noblesse en état de soutenir quant aux apparences la concurrence de l'ancienne aristocratie, et d'aboutir à une fusion des éléments, l'Empereur incontestablement transgressa le principe de l'égalité civile et réintroduisit en France des traits de féodalité identiques aux précédents. Ce fut ce qui ressortit notamment de l'hérédité des titres nobiliaires, de la création de grands fiefs héréditaires avec substitution du domaine et transmission du titre au fils aîné, de la distribution de dotations en rentes, de l'institution des majorats sur l'initiative du gouvernement ou sur la demande des particuliers, autrement dit de propriétés de famille inaliénables destinées à garantir à l'héritier d'un titre de noblesse une fortune suffisante pour honorer ce titre, etc. Encore faut-il remarquer que le titre le plus abondamment décerné, celui de « baron », n'était pas héréditaire; que celui de chevalier pouvait être attribué sur simple justification d'un revenu de 3 000 francs par an; que les fiefs et dotations étaient le plus souvent prélevés sur les royaumes vassaux, donc en terre étrangère.

Le sort de la population n'avait par contre, pas véritablement changé.  L’exode rural n'étant pas encore commencé, comme c'était le cas en Angleterre, la population des villes ne représentait que quinze à vingt pour cent. Les quatre-vingt-cinq pour cent donc, continuèrent de s'entasser dans les plaines et les montagnes. La misère de certains districts ruraux surpeuplés fut un phénomène alors plus important que celui de la misère urbaine des ouvriers, en un temps où la révolution industrielle n'en était qu'à ses débuts.

Les paysans avaient souhaité, avec passion et parfois avec fureur, se libérer de l'exploitation féodale et seigneuriale, du poids de la dîme, du champart et autres taxes. Sur ce point, une partie d'entre eux n'avait obtenu qu'une satisfaction purement verbale. L’appellation des taxes avait en effet disparu du vocabulaire, mais non de la réalité économique pour tous ceux, métayers et fermiers, qui étaient obligés de prendre de la terre à bail. La législation révolutionnaire, de la Constituante à la Convention et au Directoire, avait, en effet, laissé, dans la pratique, le propriétaire-bailleur libre d'introduire dans les contrats, des clauses de majoration transférant à son profit la charge représentée par les redevances citées. Cette situation s'étant combinée avec un mouvement de hausse continue des fermages dont la valeur était liée au mouvement du prix des grains, seul le propriétaire, et non l'exploitant, avait donc été bénéficiaire de leur abolition. L’historien Albert Soboul (1914-1982), souligna ces faits dans lesquelles la bourgeoisie des propriétaires, citadins ou ruraux, consolida à son profit la féodalité sous une forme économique, conséquences de l’appui des éléments aisés du tiers état qui conçurent toujours, consciemment ou non, la Révolution comme un transfert ou une extension de privilèges vers de nouveaux privilégiés.

Ajoutons à cela que, sous le Consulat et l'Empire, le retour d'un certain nombre d'émigrés sur ce qui leur restait de leurs terres et la restauration du prestige du clergé développèrent dans les campagnes, particulièrement dans l'Ouest et le Sud-ouest, une atmosphère de réaction, une menace sourde de re-féodalisation, une pression morale du châtelain et du curé. Elles entretinrent, dans des campagnes qui ne demandaient qu'à vivre sous un régime conservateur, un ferment d'agitation révolutionnaire que les seules apparences de l'autorité napoléonienne ne suffirent pas à apaiser. D'autres éléments de mécontentement, dont le régime fut lui-même la source, vinrent d'ailleurs aigrir les petits propriétaires telle l'inquisition fiscale qui fut la source de troubles locaux, dans les pays de vignoble par la perception des nouveaux droits sur les boissons, ainsi qu'une totale dureté du percepteur dans le recouvrement de la contribution foncière. Il était courant qu'il se fasse payer en services ou en nature les intérêts des retards dans l'acquittement des cotisations ou qu'il rappelle par l'envoi de détachements militaires les plus mauvais souvenirs de l'Ancien Régime.

Il va de soi que l'image de la révolution française et de son évolution directe vers la " dictature " du premier empire Napoléonien que l'on reçoit sur les bancs de l'école, ne ressemble que faiblement au résumé du très bon ouvrage référencé en bibliographie, qui fait bien ressortir les retombées sociales, au- delà des perpétuelles guerres. Nous y retrouvons ainsi les courants de pensées que purent recevoir à froid certains observateurs contemporains de cette époque, attachés à des résultats trop hâtifs et concrets. Nous avons certes déjà abordé la fondamentale prise de conscience du peuple et de sa dignité d'homme, en rapport à celle du simple " domestique " toujours plus domestique, mais elle fut largement occultée par des objectifs d'une bourgeoisie plus soucieuse de se nantir, que de libérer le peuple.

La philosophie déjà riche au XVIIIème siècle d'idées utopiques, n'allait donc pas rester lointaine des analyses et conclusions à tirer de cette grande leçon d'histoire et de civilisation. S'il ne s'était rien passé de particulièrement concret durant des siècles pour alimenter ces courants de penser, il y avait là, matière à grandes réflexions.

Le propre du philosophe, étant son caractère idéaliste de la théorie développée, il devient d'une fragilité supérieure à la moyenne, s'il ressent une mise en pratique opposée à ses idéaux, allant jusqu’à justifier les limites de sa propre théorie.  Je ne le dis par avance afin de pouvoir accuser d'une trop grande précipitation d'analyse les divers philosophes que nous citerons, mais bien au contraire afin que personne ne les juge dans leurs idéaux, et ne les accablent de l’entière responsabilité des révolutions qui allaient en naître. Des conflits tels qu'ils venaient de vivre eux-mêmes n'étaient peut-être pas sans les avoir marqués. Si nous nous représentons le nombre de morts, exécutés froidement pour le seul motif de richesse ou d'appartenance à une classe sociale, je pense qu'il est simple pour une majorité d’entre nous qui n'ont pas vécu eux-mêmes de telles atrocités, de juger facilement ceux qui voulaient instituer des lois d'un idéal humain. Sans doute bon nombre de nos contemporains confrontés presque journellement de par leurs activités, au contact d'une telle misère humaine, rêveraient facilement eux aussi que tout cela s'arrête un jour. Mais n'est-ce pas là le propre de l'homme de rechercher l'amélioration de ses conditions de vie ? N'est-ce pas un peu dans ce but que nous sommes ensembles ? Pourtant, n'étant pas capable de se changer lui-même, et chacun étant différent de l'autre, l'homme peut-il réellement se construire un univers idéal à sa propre dimension ?

Pour ne citer que quelques-uns de ces philosophes, ils se nommaient Saint Simon1 ou Hegel2. Le premier, bien que d'une " parenté " assez éloignée, allait donner naissance à notre parti socialiste français actuel, quant-au deuxième, son œuvre allait être des plus importante dans le courant d'idées auquel allait adhérer un certain Karl Marx 3 ainsi que son ami et compagnon de travail moins connu Engel 4.


1) Saint-Simon : (Claude Henri de Rouvroy, comte de), philosophe et économiste français (Paris 1760-1825). Il pris part à la guerre de l'indépendance américaine et dès le début de la révolution française rompit avec son état nobiliaire. Se fondant sur une religion de la science et la constitution d'une nouvelle classe d'industriels, il chercha à définir un socialisme planificateur et technocratique (le catéchisme des industriels 1823-24), qui eut une grande influence sur certains industriels du second empire.


2) Hegel (Friedrich), philosophe allemand (Stuttgart 1770-Berlin 1831). Sa philosophie identifie l'être et la pensée dans un principe unique, le concept ; de ce dernier, Hegel décrit le développement au moyen de la dialectique, dont il fait non seulement une méthode rationnelle de pensée, mais la vie même du concept et de son histoire. On lui doit : la phénoménologie de l'esprit (1807), la science de la logique(1812-1816), principe de la philosophie du droit (1821).


3) Marx (Karl), Philosophe, économiste et théoricien du socialiste  allemand (Trèves 1818-Londres 1883) né d'un père avocat Juif, converti au protestantisme par crainte de l'antisémitisme. S'inspirant de la dialectique de Hegel, tout en critiquant sa philosophie de l'histoire, il découvre la critique de la religion chez Feuebach, le socialisme chez Saint-Simon et l'économie chez Adam Smith. Il élabore ainsi progressivement le " matérialisme historique ", c'est à dire la théorie scientifique de toute science sociale (Thèse sur Feuebach, 1845 ; l'Idéologie allemande, 1846 ; Misère de la philosophie, 1847). Entré en contact avec les milieux ouvriers, il rédige avec Friedrich Engels le Manifeste du parti communiste (1848). Expulsé d'Allemagne puis de France, il se réfugie en Grande Bretagne, où il rédige les Luttes de classes en France (1850), Fondement de la critique de l'économie politique (écrit en 1858 ; édité en 1939-1941) et jette les bases de son grand ouvrage, le Capital. En 1864, il est l'un des principaux dirigeants de la 1re Internationale et lui donne son objectif : l'abolition du capitalisme. Pour Karl Marx, l'histoire humaine repose sur la lutte des classes : le prolétariat, s'il veut faire disparaître l'exploitation dont il est victime, doit s'organiser à l'échelle internationale, s'emparer du pouvoir et, au cours de cette phase (dictature du prolétariat), abolir les classes elles-mêmes, ce qui amènera la phase ultérieure, où l'état s'éteindra de lui-même (le communisme). La doctrine de Marx a été baptisée contre son gré le Marxisme.


4) Engels (Friedrich), théoricien socialiste allemand (Barmen, aujourd'hui intégré à Wuppertal, 1820 - Londres 1895), ami de Karl Marx. Il écrit la Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), où s'élaborent quelques idées-forces du marxisme. Il rédige en commun avec Marx, la sainte famille (1845, l'idéologie allemande (1845-46) où il jette les bases du matérialisme historique, et le Manifeste du parti communiste (1848). Il attaque les thèses d'E. Dühring dans l'Anti-Dühring (1878), et analyse le matérialisme dialectique (la Dialectique de la nature, 1873-1883 ; publié en 1925). Il assure la publication du Capital après la mort de Marx. Il poursuit la réflexion historique du marxisme dans l'Origine de la famille, de la propriété de l'Etat, (1884). Il est au centre de la création de la seconde Internationale.

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